Entamons l'histoire de l'imbécile heureux. Il était une fois un garçon de quinze ans que nous allons appeler Mister X afin de ne pas porter atteinte à sa personne directe. Ce garçon venait d'entrer en seconde et il a eu la merveilleuse idée de s'inscrire au club théâtre du lycée qui recherchait des garçons. On ne l'a pas jugé au physique lors de la première séance, bien entendu, mais je vais quand même vous faire sa description. Le plus intéressant sera bien évidemment la partie portrait en mouvement. X est grand, costaud (costaud ça veut dire large de carrure) avec des cheveux bruns bouclés assez longs pour cacher ses lunettes (mais la mèche du devant est peut être plus courte que l'ensemble). Si on l'aperçoit, on pourra observer chez lui un sourire béat même quand il marche tout seul pour ramener son plateau-repas en sortant de la cantine. Mais que serait son sourire béat sans sa voix, sans sa façon de parler ! Il a sans cesse l'air content de lui, prêt à éclater de rire pour sa moindre parole. Il se croit drôle. Pas "il se croit drôle" dans le sens du gars qui veut se montrer hyper sûr de lui alors qu'il manque d'assurance, non, lui, on a l'impression qu'il est réellement imbu de lui-même. "Qui veut faire un ange ?" "Moi je veux faire l'ange !" [grand sourire béat] "Un garçon pour faire un petit vieux !" "Moi je fait le petit vieux !" [toujours le même sourire béat] "Quelqu'un sait faire le rire de bébé ?" "Ouais ! Moi ! Ho ho ho !" En fait X est indescriptible. Il faut le voir pour comprendre. Vous ne pouvez pas imaginer son air de débile sans l'entendre causer. Et alors, puisque tout ceci se déroule au théâtre, c'est quand on l'a vu sur scène qu'on a compris. La première chose qu'il a faite était d'imiter le bébé qui apprend à marcher et se loupe, alors que ce rôle avait déjà été distribué (à Chloé qui le faisait à merveille). Bien entendu, prendre une attitude de bébé n'est pas une mince affaire, et je sais que vous êtes en train de vous dire que c'est parce que c'est un nouveau que j'ai décidé qu'il était nul. Mais non. Il y en a plein des nouveaux, qui n'ont jamais fait de théâtre, et qui ont du potentiel. Lui, se levait doucement avec le sourire béat, nous regardait avec le sourire béat (jusqu'à là, cela correspond assez au rôle) et se laissait tomber tout raide sur ses mains à plat, avec le sourire béat. Genre je m'apprête à faire des pompes, mais en raide. Et il est là le problème. Mister X est raide. Il lit son texte - enfin, s'il y arrive, car là aussi il y a un problème ; il a d'énormes difficultés à la lecture - en accompagnant chaque phrase d'un mouvement du bras, avec la main tendu bien à plat. Il déclame. Il bute sur les mots en brassant l'air, avec sa main comme une pelle. Et en plus il met un accent à sa déclamation. Je ne sais pas si vous vous rendez compte. Un jour il devait passer son bras autour des épaules de Marie-Odile. Sa main était toujours aussi raide et tendue, il n'osait pas la poser sur son épaule. Il se tenait droit comme un i, dans toute sa splendide rigidité, à essayer de lire son texte. Cet essai était une catastrophe. Il essayait d'imiter le dauphin mangeant du poisson et Monsieur Delabesse devait l'interrompre toutes les trente secondes pour lui dire de ne pas mimer le dauphin, donc de ne pas sauter, de ne pas attrapper le poisson imaginaire avec sa main pour l'envoyer dans sa bouche... Ce jour-là, il a manifesté de la gêne pour la première fois, il a dit être stressé quand on lui a conseillé de se détendre et de poser tranquillement sa main. Sur ce coup-là, il semblait avoir une conscience.
Justement, parlons-en, de sa conscience. Se rend-il compte de sa connerie flagrante ? Réalise-t-il qu'il est complètement à l'ouest ? J'en doute, et en même temps, ce jour où il a exprimé son stress, on aurait dit qu'il avait perdu tout ce qui ressemble à de l'assurance chez lui. Mais ce n'est pas pour autant qu'il a cessé de sourire béatement sans raison. Il ressemble toujours autant à un imbécile heureux. A-t-il conscience de sa condition ? Si oui, comment fait-il pour la supporter ? Si mon avis intéresse quelqu'un, je me permet de penser qu'il se doute qu'il est mal intégré. X mange souvent tout seul à la cantine avant le théâtre, alors que le reste des théâtreux mange ensemble (enfin, tant qu'il y a de la place...). Il doit probablement ressentir un certain malaise, il y a forcément quelque chose qui cloche chez lui, et j'en viens à le plaindre, mais malheureusement pour lui, je pense quand même que c'est un abruti. Je n'ai rien contre les gens bizarres, j'en fréquente quelques uns qui ne sont pas très appréciés car ils ne sont pas dans la norme, mais pour l'imbécile heureux, c'est au-delà de mes compétences en matière de tolérance. Il y a un moment où l'on ne peut pas s'empêcher de sentir l'infériorité de certaines personnes, ça fait mal au coeur, on se sent vraiment méchant, mais qu'est-ce qu'on y peut, au fond ?
En général, je pense que les imbéciles heureux n'ont pas à supporter leur condition, car telle est la définition de l'imbécile heureux : un crétin qui se fout totalement de l'intelligence et qui vit très bien comme ça. Cela paraît même plus simple à vivre, après tout, est-ce que ça compte d'être un parfait abruti à partir du moment où l'on ne s'en rend pas compte et qu'on n'a à se plaindre de rien ?