Je suis partie un peu en retard, le visage fermé et les sourcils à l'envers. J'ai marché dans les gravats avec mes petites chaussures de ville, Besançon était sans dessus dessous, mais j'étais contente de devoir réfléchir à mon chemin plutôt qu'à ce qui m'attendait au bout. Je n'avais pas envie de sourire, mais je n'avais pas mal au ventre, aucun problème de respiration. Je ne m'étais pas projeté la scène sur mon écran de cinéma imaginaire, je savais que je ne pouvais même pas prévoir mes propres réactions. J'ai pris mon temps dans la montée, mes pas me guidant automatiquement vers la bonne rue. Arrivée devant la porte, j'ai tapé au hasard sur le digicode, échec. Je l'ai appelé, et rien que d'entendre sa voix après tant de mois, c'était complètement invraisemblable. J'ai monté les escaliers, avancé au bout du couloir, frappé à la porte. Il a dit "oui" mais je ne suis pas entrée ; je n'étais plus chez moi. Il a ouvert la porte.
Je ne sais pas quelle tête j'ai faite quand nos regards se sont croisés, j'ai eu comme un petit choc de le voir vivant après tant de silence, "tiens, il a continué d'exister en fait", mais rien de plus. Il n'avait pas changé d'un poil. Même coupe de cheveux, mêmes vêtements, pas grossi, pas maigri, même façon de parler évidemment. Ni moche, ni transcendant. Mêmes propositions de garder mes chaussures, de boire un verre, de manger quelque chose, de fumer une cigarette ; rien de visiblement nouveau dans l'appartement, bref, une forme identique, un fond complètement vide. Il avait jeté mes produits de beauté mais pas ma brosse à dents, il me l'a rendue telle que je l'avais laissée, vieille, explosée, asymétrique, bonne pour nettoyer les chiottes. Je ne comprends pas la logique. Un de ses amis était chez lui, on lui aurait collé une pancarte "ordre public" sur le front que ç'aurait été pareil, il semblait être là pour éviter que la rencontre ne tourne en pugilat, impossible de parler en sa présence. Pourtant, il n'y avait aucune raison que cela se passe mal. Nous sommes des gens civilisés, nous sommes restés très courtois, en se voulant naturels. Comme d'habitude, j'ai manifesté un intérêt poli pour sa vie, sans être envahissante. Lui, c'est à peine s'il m'a posé deux questions. Peur des réponses venimeuses ou indifférence totale, je ne sais pas, et je m'en fous. Lâche jusqu'au bout. On n'avait rien à se dire. Ou plutôt, j'avais mille rancoeurs à lui jeter au visage, mais la situation ne s'y prêtait pas, et de toutes façons et pour toujours, c'était trop tard.
Je suis partie de chez lui confortée dans ma certitude de ne plus rien éprouver pour lui, presque même soulagée de ne pas avoir partagé trop longtemps son quotidien, mais malgré cette vérité que j'avais voulu chercher à la source, j'étais bien moins en paix qu'avant.
Parce que pendant un an, je lui ai foutu la paix pour qu'il puisse travailler sereinement le pauvre garçon, je ne lui ai pas imposé tout ce que je pensais de lui parce qu'il avait déjà assez à faire avec tout son travail, je ne l'ai pas insulté, je ne lui ai pas rappelé qu'il me manquait, je me suis résignée à son silence et au mien, je ne lui ai jamais confirmé que j'allais toujours mal, je n'ai pas bronché quand il a subitement rompu tout contact avec moi après avoir appris que j'avais des problèmes de santé ; je pleurais comme une merde, ça oui, mais je ne lui en faisais rien savoir. Alors maintenant, même si j'ai tourné la page et que j'en suis bien contente, maintenant qu'il n'est plus intouchable pour cause de travail intensif, maintenant qu'il a obtenu exactement ce qu'il voulait et qu'il se plaint d'avoir de trop longues vacances, je mourrais d'envie de lui faire savoir tout ce dont il a été responsable pendant cette année et de lui rappeler qu'il sera à jamais pour moi un lâche, un menteur et un gamin. Juste histoire de me débarrasser de cette haine qui m'a pourri une année de ma vie et de ne pas le laisser s'en tirer à si bon compte.
Ce connard.